Les belles endormies

Les belles endormies (Yasunari Kuwabata)

Elles ne sont sans doute pas très nombreuses, en France, les personnes qui connaissent Yasunari Kawabata. Il s’agit pourtant de l’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle, qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 1968. Les belles endormies est un livre écrit à la fin de sa vie, quelques années avant qu’il décide de la quitter, sans bruit et sans explications.

Les « belles endormies », ce sont des jeunes femmes qui vendent leurs nuits dans une maison close réservée à des clients de tout repos, des vieillards qui n’ont plus la capacité de consommer leurs fantasmes. Âgé de soixante-sept ans, Eguchi vient sur les conseils d’un ami dans cette auberge calfeutrée où, après avoir pris le thé avec une mère maquerelle imperturbable, il va s’allonger pour la nuit auprès d’une jeune fille, vierge et nue, que rien ni personne ne pourra faire sortir du sommeil profond où un narcotique l’a plongée avec son accord. Lorsqu’elle s’éveillera, elle n’aura aucun souvenir de l’homme avec qui elle aura dormi, ni de ce qui se sera passé pendant qu’elle dormait.

Egushi pourra la regarder, la toucher, la caresser, l’écouter, la humer, goûter sa peau, usant de tous ses cinq sens pour tenter d’approcher sa jeunesse. Lui qui se pense différent des autres vieux clients parce qu’il n’a pas encore complètement perdu ce qui fait de lui un homme pourra faire à la jeune endormie tout ce que ses désirs lui dicteront, sauf violer sa virginité, ce que la stricte loi de la maison interdit.

Eguchi va revenir plusieurs fois dormir dans cette auberge, et à chaque fois le corps d’une femme différente lui tiendra compagnie. Ces jeunes femmes exposent la fraîcheur de leur corps, la douceur de leur peau, la robustesse de leur membres, aux appétits du corps décrépit du vieillard qu’Eguchi est devenu mais leur âme lui reste inaccessible.

Pas de pornographie dans ce livre, et beaucoup plus de respect pour les femmes qu’on pourrait le penser. Kawabata fait de son court récit à l’érotisme omniprésent une réflexion sur le temps qui passe, une rêverie sur le désir et les regrets, une méditation sur le sens de la vie et sur la peur de la mort. Les mots les plus simples lui servent à décrire la solitude d’un vieil homme qui s’achemine lucidement vers sa fin avec le détachement d’un esthète, en se remémorant les moments intenses de son passé, les lieux qu’il a visités, les fleurs qu’il a respirées, les femmes qu’il a aimées : ses maîtresses, ses filles, sa mère (et bien peu sa femme).

Les belles endormies (Yasunari Kuwabata)
« La fille secoua l’épaule et de nouveau s’étendit sur le ventre. Il semblait que ce fût là sa position préférée. Le visage toujours dirigé vers Eguchi, de la main droite elle serrait légèrement le bord de l’appuie-tête et son bras gauche reposait sur le visage du vieillard. Cependant, elle n’avait rien dit. Il sentait le souffle chaud de sa respiration paisible. Le bras, sur son visage, remua comme pour retrouver l’équilibre ; il le prit de ses deux mains et le posa sur ses yeux. La pointe des ongles longs de la fille piquait légèrement le lobe de l’oreille d’Eguchi. L’attache du poignet s’infléchissait sur sa paupière droite, de sorte que la partie le plus étroite de l’avant-bras recouvrait celle-ci. Désirant rester ainsi, le vieillard pressa la main de la fille sur ses deux yeux. L’odeur de la peau qui se communiquait à ses globes oculaires était telle qu’Eguchi sentait remonter en lui une vision nouvelle et riche. À pareille saison tout juste, deux ou trois fleurs de pivoine d’hiver, épanouies dans le soleil de l’automne tardif au pied du haut mur d’un vieux monastère du Yamato, des camélias sazanka blancs épanouis dans le jardin en bordure du promenoir extérieur de la Chapelle des Poètes Inspirés, et puis, mais c’était au printemps, à Nara, des fleurs de pteris, des glycines, et le « Camélia effeuillé » couvert de fleurs au Tsubaki-dera…
« Ah ! j’y suis ! » À ces fleurs était lié le souvenir de ses trois filles mariées [...] Au fond de ses yeux que recouvraient la main de la fille, il voyait tantôt surgir, tantôt s’effacer des visions de fleurs, et tout en s’y abandonnant, il revivait les sentiments qu’il avait éprouvés au jour le jour quand, quelque temps après avoir marié ses filles, il s’était intéressé à des jeunes personnes étrangères à sa famille. Il en venait à considérer cette fille-ci comme l’une des jeunes personnes de ce temps-là.
Yasunari Kawabata — Les belles endormies (1961 – vf. Le livre de Poche, 1970)

La beauté de ce récit tient beaucoup à la façon dont Yasunari Kawabata réussit à le faire progresser sur la ligne ténue entre les sentiments et les sensations, entre l’amour éthéré et le sexe. Ces jeunes femmes nues et dociles qui dorment contre lui sont l’illustration douloureuse de la beauté et de la jeunesse qu’il a lui-même perdues, et leur profond sommeil devient l’illustration de sa propre mort à venir.

Un livre magnifique, court et dense, qu’il faut lire lentement, en dégustant les mots.

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