Du Mont-Saint-Michel au Vivier-sur-Mer


Tour de Bretagne [Étape n°1]


Le Mont-Saint-Michel

Lorsque j’ai atteint la Baie du Mont-Saint-Michel, à la 35e étape de ce qui devait être une traversée Est-Ouest de la France plus ou moins directe entre Strasbourg et Brest, j’ai redécouvert le plaisir de longer le bord de mer et les paysages magnifiques que cela permet de contempler.

En quelques minutes, c’était décidé : au lieu de me diriger directement vers Brest comme prévu, j’allais suivre le bord de mer et faire le tour de la Bretagne.

C’est donc une nouvelle randonnée qui commence aujourd’hui, sur le GR 34, héritier moderne de l’ancien Chemin des douaniers qui longe la côte jusqu’à la « frontière » entre le Morbihan et les Pays de la Loire.

Une fois le Mont-Saint-Michel laissé derrière moi, après une demi-heure de marche sur le pont-passerelle qui le relie à la terre et le long du Couesnon, je me suis dirigé cap à l’ouest, à travers les polders.

Ces zones de culture ont petit à petit été grignotées sur la mer depuis le 11e siècle grâce à l’édification de digues. Dès 1024 en effet, les Ducs de Bretagne ont fait consolider le cordon littoral naturel fait de coquillages par une digue en granite, en schiste et en moellons, pour former ce qui, bien plus tard, a été appelé « Digue de la Duchesse Anne ».

Contrairement à ce que j’avais toujours pensé et au célèbre dicton, ce n’est donc pas le Couesnon qui forme la limite entre la Bretagne et le Normandie car ces polders, qui couvrent une surface de plus de 15 000 hectares à l’ouest du fleuve, sont pour l’essentiel rattachés au département de la Manche qui fait partie de la Normandie.

Le Couesnon, dans sa folie
Mit Saint-Michel en Normandie

Marche facile et agréable donc aujourd’hui, à travers ces polders puis sur la Digue de la Duchesse Anne, maintenant utilisée comme voie verte. Seul bémol, la présence de nombreux moustiques dont le nombre et l’énergie ont été les premiers signes des légendaires vivacité et force de travail bretonnes. Mais on ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas. Aujourd’hui le temps était au beau et il n’y avait pas de vent.

Dans la nuit et le vent

Patrick Leigh Fermor – Couvertures originales des éditions anglaises des trois tomes
Couvertures originales des éditions anglaises des trois tomes
réunis dans l’édition française.

« Un bel après-midi pour partir ». Quelques jours avant Noël 1933 et deux mois avant son dix-neuvième anniversaire, Patrick Leigh Fermor quitte Londres. Bien que ce fils de bonne famille ait eu une scolarité décousue et rebelle, il a déjà les bases d’une culture impressionnante. Ne sachant quoi faire de sa vie, il a décidé de partir à l’aventure pour un long voyage pédestre à travers l’Europe, jusqu’à Constantinople. Il change simultanément de prénom et devient Michaël, prénom d’emprunt sous lequel il va passer de pays en pays, de nation en nation, de peuple en peuple.

En Allemagne, il croise le chemin des chemises brunes et surtout celui de nombreux Allemands qui, comme lui, « ne s’intéressent pas à la politique ». Il traverse un pays dont il apprend à connaître, à comprendre et à aimer les habitants, comme ce sera ensuite le cas pour tous les peuples des pays qu’il traversera. Pendant quinze mois, il va aller de ville en ville, de village en village, parfois accueilli dans des châteaux où, de recommandation en recommandation, il séjourne pendant une bonne part de sa traversée de l’Autriche, de la Hongrie et d’une partie de la Roumanie, parfois dormant à la dure, partageant le feu de camps de tziganes ou de bergers, parfois accueilli dans le foyer de paysans.

C’est un énorme livre de plus de 900 pages. Trois livres en fait, écrits des dizaines d’années plus tard, à partir des carnets gardés, parfois perdus puis retrouvés, que Paddy/Michaël a tenu quasi-quotidiennement tout au long de sa route. Des livres écrits aussi à partir des souvenirs que ces carnets font revivre et en mélangeant d’une manière impossible à démêler les impressions du tout jeune homme qui, à la fin de son périple, fête ses vingt ans sur le Mont Athos, et tout ce que est issu de l’expérience de l’homme âgé qu’il est devenu. Car Patrick Leigh Fermor, après ce voyage initiatique qui détermina en grande partie ce que serait sa vie, a aussi été un écrivain, un agent des forces spéciales britanniques en Grèce et en Crête pendant la seconde guerre mondiale, et sans doute ensuite un agent secret. Nicolas Bouvier et James Bond réunis en un seul homme.

Paddy Fermor écrit magnifiquement. Ses carnets du Mont Athos, qui finissent le troisième livre, semblent avoir été publiés sans que l’homme de quatre-vingt-dix ans ait beaucoup modifié ce que son autre lui-même avait écrit soixante-dix ans plus tôt. Ils contiennent déjà une prose splendide. Les chapitres qui précèdent ont été écrits alors qu’il avait soixante, puis soixante-dix, puis plus de quatre-vingts ans, mais on a l’impression que c’est bien le jeune homme d’à peine vingt ans qui parle, dont les qualités d’écrivain sont éblouissantes et la culture déjà immense et polyvalente, alors qu’il traverse une Europe qui avance inexorablement vers le cataclysme.

Dans la nuit et le vent (Patrick Leigh Fermor)
Un voile indistinct assombrissait le ciel, au -dessus d’une échancrure à l’horizon : un large voile qui semblait presque solide au centre. Il s’amincissait sur les bords, effrangé d’innombrables taches mobiles, comme si le vent eût soufflé sur un vaste tas de poussière, ou de suie, ou sur des plumes toute juste invisibles. Passée l’épaule de la montagne, cette masse mobile, sans cesse renouvelée d’outre-mont, cessa d’être une silhouette de ce côté de la montagne, commença de s’étendre et d’évoquer davantage les plumes que la poussière ou la suie ; elle se faisait de plus en plus blanche. L’avant-garde s’élargit encore en descendant et grossissant, dansante, fluctuante, filant droit sur la partie de la montagne où nous nous tenions, médusés, à la fixer. C’était une lente horde aérienne, énorme, impressionnante, composée de myriades d’oiseaux dont les guides se distinguaient à présent, voguant vers nous sur des ailes quasi-immobiles, enfin identifiables à mesure qu’ils se dessinaient à nouveau sur le ciel. Des cigognes ! »
Patrick Leigh Fermor — Dans la nuit et le vent (vf. Nevicata, 2014)

Cap Cerbère

Au cap Cerbère
Au bout du bout du Cap Cerbère – Vendredi 13 septembre 2013

C’est fait. Je suis arrivé. Après 73 étapes réparties sur trois ans de vie, après 1718 kilomètres et deux paires de chaussures, je suis arrivé. Mais plus que jamais, et ce n’est pas une surprise, en arrivant au Cap Cerbère, je constate que c’est le chemin qui compte, pas la destination.

Depuis mon premier pas sur la plage de Bray-Dunes jusqu’à ce dernier pas au-delà du phare du Cap Cerbère, de la frontière belge à la frontière espagnole, de la mer du Nord à la mer Méditerranée, j’ai simplement posé un pied devant l’autre et recommencé… plus de deux millions de fois. Pas après pas, j’ai conquis l’impossible — le presque impossible — en répétant obstinément le plus simple, le plus possible des mouvements.

Je l’ai fait. J’ai traversé la France, à pied, du nord au sud.

Si l’homme peut marcher sur la terre immense,
Ce n’est pas tant à cause de ses pieds
Que grâce à tout l’espace qu’il n’occupe pas. »
— Tchouang-tseu

D’arbres en arbres

Traversée Nord-Sud, étape n°40 : Lépaud -> Sannat (lundi 12 avril 2012)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud
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Un arbre sur l'Overland Track, en Tasmanie
Sur l’Overland Track, en Tasmanie

Entre l’étape évoquée dans le précédent billet et celle-ci, plus de huit mois se sont écoulés, des mois qui pour moi ont presque compté pour des années tant ils ont été remplis. En particulier, je suis allé trois fois faire de la grande randonnée en Australie. La troisième fois, j’ai profité de l’été austral pour « faire » l’Overland Track, en Tasmanie. Ce fut une extraordinaire semaine de randonnée en autonomie complète, l’aventure avec un grand A dans une région sauvage et inhabitée, un pays de montagnes et de lacs. Les arbres, là-bas, c’étaient, partout, les eucalyptus. Un jour sans doute j’en parlerai ici.

Mais pour l’heure, je suis revenu en France, je suis dans la Creuse et l’aventure s’écrit de nouveau avec un a minuscule. En ce matin d’avril, je suis reparti à pied de la maison familiale sur la Route des chaumes, comme des centaines de fois depuis mon enfance. Aujourd’hui cependant j’ai marché plus loin que jamais auparavant ; je n’ai pas fait demi-tour au bout de quelques heures, j’ai marché jusqu’au soir en direction du sud. J’ai traversé Chambon-sur-Voueize, la Tardes, les bois d’Évaux-les-Bains, pour arriver ce soir à Sannat.

L'Arbre du Loup
L’Arbre du Loup
J’ai marché toute la journée parmi les arbres de la région – chênes, hêtres, frênes, tilleuls, noisetiers et autres – sur des chemins que j’ai arpentés en toutes saisons depuis des décennies. Aucun endroit ne m’était inconnu, mais j’ai vu chacun d’eux avec l’œil différent de celui qui ne fait que passer, pour aller loin. Dans les Bois d’Évaux, j’ai rendu une visite de courtoisie à la célébrité du coin, l’Arbre du Loup.

Ce chêne creux est ainsi nommé parce que, selon la légende, une louve y aurait élevé ses petits. C’est un ancêtre plusieurs fois centenaire qui est là depuis Louis XIV et n’a plus rien d’impressionnant. Il n’arrive plus à soutenir son tronc et ses rares branches que grâce à deux poutrelles métalliques qui lui servent d’attelles et à un cerclage de fer fabriqué avec une roue de chariot. Grandeur et décadence pour un ancêtre qui fut jadis un colosse et dont la sénescence incite plus à la méditation qu’à l’admiration, en un rappel de la finitude de toutes choses.

À la maison

Traversée Nord-Sud, étape n°39 : Lavaufranche -> Lépaud (mardi 26 juillet 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud
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À la maison

Il y a un an, un trait de crayon sommairement tracé sur la carte de France a indiqué la direction que j’avais décidé de suivre. Tout droit. Du nord au sud, de la mer du Nord à la mer Méditerranée, de la Belgique à l’Espagne, de Bray-Dunes au cap Cerbère. À pied.

En fait, avec ou sans préméditation, mon trajet a souvent dévié de cette route théorique. Il s’en est écarté d’emblée quand j’ai décidé de suivre pendant plusieurs jours la Côte d’Opale pour rester plus longtemps près de la mer. Ensuite, au fil des étapes, des endroits par lesquels j’avais envie de passer, des lieux où dormir, des gares parfois, la ligne droite simpliste du début s’est joliment transformée en une série d’ondulations douces.

Il y a une semaine, en repartant de Buzançais, ma trajectoire a franchement quitté la direction nord-sud. J’ai dévié vers le sud-est avec en ligne de mire l’endroit où je viens d’arriver. Car ça y est, j’y suis arrivé. Au bout de 936 kilomètres, parcourus en 39 étapes et en un peu plus d’un an, me voici arrivé dans ce village au nom inconnu de tous.

À quatre heures de l’après-midi, j’ai pénétré dans le jardin, j’ai marché sur la pelouse, je me suis assis sur le banc de pierre, à l’ombre des arbres que mon père a plantés. J’ai senti derrière moi la fraîcheur moussue du mur de pierre. Mur de pierres plutôt, fait de pierres simplement posées les unes sur les autres et qui, par la magie du savoir-faire d’un siècle passé, tient toujours solidement debout.

J’ai fait environ la moitié du trajet et pour un temps mon périple s’arrête. La pause sera longue. Je ne reprendrai sans doute pas la route avant l’année prochaine. Je suis arrivé dans mon village, dans la maison où j’ai passé tant de mois de mon enfance.

Je suis arrivé chez moi, en attendant de repartir.

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