À pied du cercle polaire à l’Himalaya

Les chemins de la liberté
Image tirée du film « Les chemins de la liberté » de Peter Weir

Sibérie, hiver 1941. Sept prisonniers du Goulag réussissent à s’évader du camp 303, à 600 km du cercle polaire. Slavomir Rawicz, jeune officier polonais, est de ceux-là. Pour échapper aux poursuites, les évadés choisissent le chemin vers la liberté le plus long et le plus difficile : celui du sud. Ils veulent atteindre l’Inde, à plus de 6.000 km de là.

À pied, sans boussole, sans habits adaptés, sans autres outils qu’une lame de hache et un couteau, ils traversent successivement la Sibérie, la Mongolie et le désert de Gobi, l’ouest de la Chine, le Tibet et l’Himalaya. En route, ils recueillent une jeune fille polonaise, Kristina, qui va devenir leur porte-bonheur… mais quatre d’entre eux seulement arriveront au bout du voyage.

À marche forcée (Slavomir Rawicz)
« Nous cheminâmes encore pendant deux épuisantes journées avant d’atteindre un sol plus ferme, étendue caillouteuse légèrement mêlée de sable [...] Devant nous s’élevait doucement une pente rocheuse aride et dénudée. Je n’avais plus qu’une pensée en tête : peut-être y aurait-il de l’eau sur l’autre versant. Nous nous reposâmes deux heures avant d’entamer la longue ascension. Nous ôtâmes nos mocassins pour les vider du sable qu’ils contenaient. Nous essuyâmes la fine poussière qui s’était logée entre nos orteils. Puis, laissant le désert de Gobi derrière nous, nous commençâmes à grimper »
Slavomir Rawicz — À marche forcée (Phébus, 2002)

À marche forcée (The Long Walk) n’est pas un roman, et Slavomir Rawicz, mort en 2004 à l’âge de 88 ans, n’était pas un écrivain. Ce fut l’homme de ce seul livre, écrit avec l’aide d’un journaliste britannique, Ronald Downing, pour raconter ce qu’il a affirmé être le récit de sa propre évasion du Goulag (c’est de ce livre qu’est tiré le film « Les chemins de la liberté » mais le film est loin de valoir le livre). Sa nouvelle édition en français, traduite de l’anglais par Éric Chédaille, date de 2002. Elle avait été voulue par Nicolas Bouvier qui a dit du livre de Rawicz : « Ce n’est pas de la littérature, c’est peut-être mieux que ça [...] Certains livres sont assez forts pour se passer du secours du style ».

Et pour être fort, ce livre l’est. Bien sûr, il y a des invraisemblances. Rawicz et ses amis auraient passé 10 jours sans boire dans le désert de Gobi ; celui-ci est décrit comme un désert de sable avec des palmiers dans les oasis ; les évadés auraient traversé l’Himalaya en hiver sans aucun équipement ; ils y auraient vu deux créatures ressemblant fort à des yétis. Mais qu’importe. Même si l’aventure a vraisemblablement été enjolivée, soit par Rawicz lui-même, soit par son « nègre » Downing, connu pour sa volonté de prouver l’existence de « l’abominable homme des neiges », le livre qui en est tiré relate une aventure extraordinaire. C’est un fantastique témoignage sur la volonté et la résistance humaines.

Et si tout a été inventé… eh bien tant pis, le livre est magnifique quand même.

Éloge de la fuite

Traversée Nord-Sud, étape n°17: Gisors -> La Roche-Guyon (jeudi 14 octobre 2010).
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Fragile lumière au bout du tunnel

Le centre de Gisors, autour du château qui le domine, paraît de prime abord un calme centre-ville, celui d’une ancienne cité que les années ont fait évoluer en une petite ville provinciale bourgeoise. Sauf que l’impression que j’ai eue hier, en traversant la « banlieue est » de la ville, d’arriver dans une zone défavorisée du « neuf-trois », va se confirmer ce matin.

En sortant de la boulangerie où je viens d’acheter un sandwich, j’entends sur ma droite une clameur qui s’amplifie rapidement. À quelques dizaines de mètres, une centaine de jeunes gens avancent dans la rue en criant « Sarko, m’entends-tu ? » et en chantant « On va, on va, on va tout casser » sur l’air des lampions. Et, en effet, ils cassent. Les vitrines de la rue sont brisées les unes après les autres tandis que les commerçants essaient de baisser à temps leur rideau métallique.

Je file sur la gauche et rejoins la place de l’Hôtel de Ville où la maréchaussée en uniforme (cinq ou six jeunes gens à l’air affolé) est en position, derrière deux voitures bleues placées en travers de la chaussée. Cherchant à comprendre comment faire marcher son pulvérisateur, un policier se projette à la figure une giclée de gaz lacrymogène et doit opérer un repli stratégique, guidé par un collègue, pour se laver les yeux. La tension se relâche un peu devant cet épisode du « Gendarme de Gisors ».

Pendant ce temps, les premiers manifestants sont arrivés à proximité de la place. Ils ont entre 15 et 30 ans avec un bon tiers de filles. Certains ont le bas de la figure caché par un foulard. Je ne me risque pas à sortir mon appareil photo. Aucune banderole, aucun slogan politique – injurier Sarkozy en 2010, ce n’est plus de la politique – seulement des cris de colère et ce « on va tout casser » qui n’est pas une vaine menace.

C’est à la fois triste et inquiétant. Je ne veux pas savoir la suite, je fuis. Je tourne les talons et mets le cap vers le sud-ouest. Lorgnant sur ma dégaine et mon sac à dos, un passant me demande où je vais : « Vers la vallée de l’Epte jusqu’à la Roche-Guyon ». « Vous avez bien raison, c’est joli là-bas. Ici, ce n’est plus la Normandie, c’est la banlieue parisienne ; mais c’est pas Neuilly, hein ! »

Éloge de la fuite (Henri Laborit)
« Rester normal, c’est d’abord rester normal par rapport à soi-même. […]
Se soumettre c’est accepter, avec la soumission, la pathologie psychosomatique qui découle forcément de l’impossibilité d’agir suivant ses pulsions. Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression du révolté par la généralité anormale qui se croit détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la fuite. […]
Ce comportement de fuite sera le seul à permettre de demeurer normal par rapport à soi-même, aussi longtemps que la majorité des hommes qui se considèrent normaux tenteront sans succès de le devenir en cherchant à établir leur dominance, individuelle, de groupe, de classe, de nation, de blocs de nations, etc. »
Henri Laborit — Éloge de la fuite (Folio essais, 1976)

Depuis une semaine, je vivais en dehors de l’actualité mais, une fois n’est pas coutume, j’irai dans la soirée chercher des informations sur Internet. Rien sur Gisors en particulier. Partout en France aujourd’hui, « les lycéens ont manifesté contre la réforme des retraites, parfois violemment ». M’est avis que la réforme des retraites a bon dos. Les jeunes gens de ce matin, souvent trop âgés pour être des lycéens, n’ont pas lancé un seul slogan à ce propos. Je crois plutôt qu’ils exprimaient comme ils le pouvaient leur ras-le-bol, leur désespoir et leur colère envers une société qui les a oubliés et ne leur fait espérer aucun avenir.

On marche dans l’automne

Traversée Nord-Sud, étape n°16 : Ons-en-Bray -> Gisors (mercredi 13 octobre 2010)
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On marche dans l'automne

Les mûres disparaissent à toute vitesse, elles se dessèchent presque à vue d’oeil. Sans doute à cause du froid un peu vif des deux dernières nuits, elles se sont ratatinées. Les cenelles et les cynorrhodons eux aussi sont flétris, leur peau hier luisante est maintenant terne et fanée. Les prunelles résistent à peine mieux ; seule leur pruine sauve les apparences. Deux journées ont suffi. Ça y est, c’est l’automne.

Il fait très beau pourtant. Dans la forêt de Thelle, le chemin semble tracé juste pour le plaisir de s’enfoncer entre deux rangées de fougères dorées que la lumière du matin fait briller.

Les chemins nous inventent (Philippe Delerm)
« Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide », écrivait Francis Ponge. Mais il y a juste avant quelques jours à cueillir. Bien sûr, on n’ose plus parler d’été indien. Bien sûr, on se résigne à revenir aux pluies qui glissent vers l’hiver, si doucement. Dans les jardins déjà presque nus, quelques dalhias, quelques cosmos posent encore des taches mauves ou roses, à peine délavées. Mais la forêt a gardé toute sa lumière. Elle vient du sol ; on marche dans l’automne. »
Philippe Delerm — Les chemins nous inventent
(Stock, 1997)

Cette lumière qui filtre à travers le feuillage joue sur l’écorce des arbres et dessine des ombres dans le sous-bois ; elle fait miroiter pour quelques dernières secondes les feuilles jaunes que chaque nouveau souffle de vent fait tomber lentement, en virevoltant, jusqu’à atteindre le lit des milliers d’autres feuilles qui tapissent le sol.

Les ronces piquent du nez, mais le houx surgit de toutes parts. Lui que je n’avais pas encore remarqué étale avec orgueil ses belles feuilles vertes et pointues et ses baies rouges. Premier signe d’un Noël encore loin pourtant. Reconnaissance surtout — on ne peut plus la nier — de la mort de l’été.

Trois voyageuses en Chine

Le vol du paon mène à Lhassa (Élodie Bernard) - Illustration de couverture
Illustration de couverture du livre d’Élodie Bernard Le vol du paon mène à Lhassa

Trois écrivaines, Clara Arnaud, Élodie Bernard et Sylvie Lasserre, dédicaçaient hier après-midi leurs livres respectifs dans un bar aux tons chauds et cuivrés situé dans une rue piétonne du quartier des Halles à Paris.

Une grosse demi-heure suffit en principe pour aller à pied de chez moi jusqu’aux Halles, mais de détour en détour et de photo en photo, j’y suis arrivé un bon quart d’heure après le début de la discussion entre les trois jeunes femmes et la quinzaine de personnes assises sur des chaises ou des sofas, de l’autre côté de la table basse où leurs livres étaient exposés. Je me suis donc faufilé le plus discrètement possible entre les chaises pour atteindre une place libre, à la gauche des oratrices et un peu en retrait, d’où je voyais aussi bien les trois voyageuses racontant leur expérience que l’assistance qui les écoutait.

Sylvie Lasserre — Voyage au pays des Ouïghours (Ed. Cartouche)
Grand reporter, écrivain et photographe, Sylvie Lasserre s’est rendue à plusieurs reprises au Xinjiang, le Turkestan chinois, pour enquêter sur cet « immense camp de concentration à ciel ouvert » dont la culture millénaire est progressivement transformée en folklore par la majorité Han, et les habitants étouffés par une répression policière de tous les instants. Elle rend compte de son expérience dans Voyage au pays des Ouïghours.

Élodie Bernard a pénétré sans autorisation au Tibet lors des Jeux Olympiques de 2008 à Pékin, cachée dans un autocar sous des couvertures nauséabondes, pour observer depuis l’intérieur du pays la répression qui a suivi les émeutes de Lhassa. Le titre de son livre, Le vol du paon mène à Lhassa, fait référence à une expression employée par les organes officiels chinois pour désigner l’immigration chinoise au Tibet, qui transforme peu à peu la population autochtone de ce pays en une minorité.

Le livre de Clara Arnaud, Sur les chemins de Chine, est un carnet de route qui relate ses six mois de voyage à pied avec deux chevaux de bât dans le grand ouest de la Chine, à travers le pays ouïghour d’abord puis sur les hauts plateaux du Tibet, aventure rendue possible par une bourse de la Fondation Zellidja.

Sur les chemins de Chine (Clara Arnaud)
« Le voyageur, le marcheur, l’errant, tente d’épouser le cours du temps, de lui courir après le souffle court, de s’y accrocher de toutes ses forces. Sa démarche est condamnée à l’échec s’il tente d’imposer lui-même la cadence. C’est le temps qui rythme le pas du marcheur, le temps qui passe et dont il faut savoir écouter la vibration pour l’épouser et s’envoler à ses côtés. À ce moment précis, un bref instant, un rare instant, le marcheur ne sent plus ses muscles à l’effort, il ne sait plus qu’il marche. [...]
L’homme en marche n’avance plus, il sent le monde bouger en lui, et c’est le temps qui passe dans chacune de ses enjambées. »

Clara Arnaud — Sur les chemins de Chine (Gaïa, 2010)

Démarche avant tout politique pour Sylvie Lasserre et Élodie Bernard, désir de découverte et d’aventure au premier plan pour Clara Arnaud. Ces trois femmes ont des objectifs initiaux distincts et ne se ressemblent pas physiquement. Pourtant, elles semblent avoir été faites sur le même moule ; elles ont toutes les trois cette vivacité dans le discours, cette flamme dans le regard, cette ferveur à raconter ce qu’elles ont vu, qui est le propre de ceux ou celles qui sont allés « ailleurs » et qui en sont revenus avec la volonté de transmettre une part de ce qu’ils y ont vécu.

À travers les carreaux de la fenêtre, j’apercevais par-dessus leurs têtes une portion de l’immeuble situé de l’autre côté de la ruelle. Penchée sur son balcon, une jeune femme asiatique, toute de rouge vêtue, essayait de faire revenir chez elle le chat noir qui s’en était enfui pour rejoindre un séduisant rebord en surplomb, et qui se promenait le long de la façade à quatre mètres du sol, la queue insolemment levée et dédaigneux des appels de celle qui se pensait sa maîtresse. Lorsque je suis reparti du café, avec dans mon sac les trois livres dédicacés, lui non plus n’avait toujours pas renoncé à sa liberté.

  • Clara Arnaud — Sur les chemins de Chine (Gaïa, 2010).
  • Élodie Bernard — Le vol du paon mène à Lhassa (Gallimard, 2010).
  • Sylvie Lasserre — Voyage au pays des Ouïghours (Cartouche, 2010).

Carnets de route

Traversée Nord-Sud, étape n°8 : Beaurainville -> Hesdin (Sa 04/09/2010).
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Carte et carnets de notes

Assis seul à une extrémité d’un wagon presque vide dans le train qui me ramène à Beaurainville, j’observe discrètement mes voisins. À ma gauche, de l’autre côté du couloir, une jolie blonde aux cheveux bouclés écoute son iPod, les yeux fermés. Devant elle, un couple somnole ; sa jambe plâtrée à elle repose sur ses cuisses à lui. Un peu plus loin, trois jeunes anglais à l’accent très posh parlent avec animation de vins, de bières et de fromages. Quelques autres personnes dorment, lisent ou sont penchées sur leur ordinateur portable.

Le train avance lentement et s’arrête à chaque gare, mais je suis presque arrivé. Dans une demi-heure à peine, je me retrouverai à l’endroit même où, il y a cinq semaines, ma longue promenade en direction du Cap Cerbère s’est interrompue.

En attendant, j’écris dans mon petit carnet noir quelques lignes irrégulières et tremblées sous l’effet des cahots du train. C’est, de mes deux carnets, celui que j’ai toujours à portée de main, le plus souvent dans la poche pectorale de ma chemise. J’y griffonne mes idées comme elles viennent, au fil de la marche. C’est un de ces fins carnets, vendus par trois, de la marque Moleskine, que ses créateurs italiens ont brillamment doté d’une aura fictive en appelant à la rescousse Hemingway et Picasso qui ne sont plus là pour démentir.

Malgré son nom, ce carnet n’a rien à voir avec les carnets fétiches de Bruce Chatwin « connus en France sous le nom de carnets moleskine, car ils sont recouverts de cette toile de coton enduite imitant le cuir » dont il a fait la description dans « Le Chant des pistes », mais ça ne m’empêche pas de le trouver pratique.

« Quelques mois avant de partir pour l’Australie, la papetière me dit que le « vrai moleskine » était de plus en plus difficile à trouver. Il n’y avait qu’un seul fournisseur, une petite entreprise familiale de Tours. Ils mettaient toujours très longtemps à répondre au courrier.
« J’aimerais en commander une centaine, dis-je à la commerçante. Cela me durera toute la vie. »
Elle promit de téléphoner à Tours sans tarder […]
Le patron de la fabrique était mort. Ses héritiers avaient vendu l’affaire. Elle retira ses lunettes et dit pratiquement comme s’il se fût agi d’un deuil : « Le vrai moleskine n’est plus. »
Bruce Chatwin — Le Chant des Pistes (1987)

L’aspect de mon autre carnet a varié au cours du temps. Je veux simplement qu’il soit un peu plus grand et assez épais, et je préfère le papier ligné. Celui que j’utilise actuellement — de la marque Paperblanks — a une forme allongée, un soufflet et une couverture imitant le cuir d’un livre ancien. Il peut tenir dans une poche latérale de mon pantalon mais je le range néanmoins le plus souvent à l’abri de mon sac à dos. C’est dans ce second carnet que j’écris chaque soir ; parfois quelques lignes seulement, et d’autres jours de nombreuses pages. C’est mon journal de bord, mon carnet de route. Il se nourrit des pensées notées à la volée dans le carnet noir. Il abrite aussi des dessins, des collages et d’autres traces de mes voyages.

Les articles de ce blog consacrés à ma traversée de la France à pied, écrits avec plusieurs semaines de recul, sont un mélange du contenu de mes deux carnets, modifié et enrichi par le travail de la mémoire.

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